Les mots du One.

Lundi 25 Juin 2001

La matin de Nicolas.

La sonnerie stridente du réveil tira Nicolas de son sommeil. Encore une courte nuit. Une de plus. Il s'étira sous sa couette et réalisa qu'il était tout habillé.

La pâle lumière du matin filtrait par le rideau à peine tiré sur la fenêtre. Cependant, la lumière à l'intérieur de la chambre provenait surtout de l'écran de l'Amiga 1600. Pour une raison que Nicolas ignorait, l'économiseur d'écran ne s'était pas enclenché. Il remit la tête sous la couette et rêvassa quelques instants. Il allait se rendormir lorsque la question de l'économiseur d'écran refit surface dans son esprit. Pourquoi, alors que la machine avait tourné toute la nuit, ne s'était-il pas enclenché ?

Soudain, tout redevint clair. Le download, la lenteur de la connexion, le site FTP qui ne durerait que quelques heures. Se levant soudain, Nicolas se rua sur sa machine. L'écran affichait "Download complete". Il poussa un "Ouf" de soulagement. Voulant saisir la souris, il comprit pourquoi l'économiseur ne s'était pas lancé : la souris était dans une position telle que la boule était instable, envoyant sans cesse des signaux au 1600. Dans ces conditions, l'économiseur ne pouvait pas se lancer, évidemment. Nicolas lança Dopus 7 et désarchiva l'énorme .lzx. Il s'agissait de Shadow of the Beast 4. Il avait obtenu l'adresse d'un site ftp pirate par un de ses contacts secrets sur l'IRC. Mais il l'avait appris un peu tard. Le site allait sans doute fermer dans quelques heures pour ne pas être repéré, et Nicolas avait craint de ne pas avoir assez de temps pour télécharger l'intégralité de l'archive. Mais tout avait parfaitement fonctionné. Le nouveau tiroir s'afficha sur l'écran et tira Nicolas de ses pensées. Apparemment tout était OK. Mais pas le temps de jouer ce matin, il fallait filer à la Fac. Ce serait pour ce soir.

***

Déjà 8h00 moins 5. Il fallait être à la Fac à 8 heures 30, sinon c'était la cata. Pas question d'arriver en retard une 3eme fois consécutive en TD. Nicolas jeta ses vêtements sur la corbeille de linge sale qui débordait déjà depuis une bonne quinzaine et s'engouffra sous la douche. L'eau seulement tiède commença à le réveiller vraiment. Il faut dire qu'il n'allumait plus le chauffe-eau que 2 jours dans la semaine pour économiser sur sa facture EDF. L'intégralité de son maigre budget passait sur le 1600 et la facture de téléphone. Et il ne mangeait pas tous les jours correctement. Qu'importe, il tenait debout et tant qu'il arrivait à se concentrer sur sa bécane, tout allait bien. Cela lui fit penser qu'il n'avait toujours pas fini l'API 3D qu'il avait promis sur #artbas à Titan. Maintenant que le chipset AAA était là, il fallait bien pouvoir l'utiliser de manière un tant soit peu standard pour des démos ou des jeux. Nicolas avait passé les dernières semaines à récuperer de la documentation sur OpenGL et Rave3D. Il n'y avait aucune raison de ne pas réussir à porter les deux API sur le 1600. Avec son 68080 à 150 Mhz et le chipset AAA, les portes de la 2D et de la 3D étaient grandes ouvertes à l'Amiga. Et il y avait urgence. Un certain "Doom" sur PC commençait à faire lorgner sur les Pentium et autres nullités de chez Intel. Commodore semblait s'en fouttre, malgré les derniers chiffres de ventes d'Amiga qui n'étaient pas très réjouissantes. Mais Nicolas avait une petite idée. Lire toutes ces fiches sur les polygones et les vertex lui avait mis la puce à l'oreille. Il avait trouvé un moyen (en tous cas dans sa tête) de se passer de la façon habituelle pour afficher des polygones. S'il utilisait le registre spécialisé du AAA qui permet...

La sonnerie du réveil, encore. Nicolas coupa net le robinet et sortit de la douche comme une furie. 8h10. Plus que 20 minutes pour faire le trajet en bus jusqu'à la fac. Il sautait d'un pied sur l'autre sur le carrelage glacé, à la recherche d'une serviette un tant soit peu propre. Il la trouva à l'autre bout de la salle de bains. Tout en grognant, il se jetta pour faire le moins de pas possible et s'enroula dans la serviette mauve en maudissant EDF de coûter si cher. Resistant à l'envie de brancher le petit radiateur d'appoint, il commença à s'habiller en vitesse.

***

C'était encore le petit matin à Strasbourg. Nicolas grelottait sous son blouson et cachait son nez sous son écharpe. Il avait peine à tenir le petit croissant au chocolat que les quelques pièces au fond de ses poches lui avait permis d'acheter pour petit-déjeuner. Lorsqu'il soufflait, cela faisait de la buée devant son visage et il se demandait comment il pourrait bien faire pour avoir un tel effet en 3D. Avec des particules ? Un sprite avec du blending ?

Le soleil venait de percer les quelques nuages matinaux, et une belle journée d'hiver se profilait. Levant les yeux au ciel, Nicolas pensa à cette asiatique qu'il avait rencontré à la Fac. La reverrait-il aujourd'hui ? Oserait-il lui proposer un café ? A chaque fois il avait cru pouvoir y arriver mais s'était ravisé au dernier moment. A quoi bon ? Pourquoi une jolie jeune femme comme elle aurait-elle envie de sortir avec un mec qui passe la quasi totalité de ses nuits sur une bécane dépassée, à pomper des softs pirates et à taper la discut' sur IRC avec des potes ? Il avait bien posé la question à Benjamin un soir de déprime. Et il ne lui avait pas apporté de réponse satisfaisante. Deux moineaux passèrent au dessus des toits avant de disparaître. Cela lui fit réaliser qu'il ne savait même pas si cette jeune femme était ou non avec un mec. Et Nicolas pouffa de rire lorsqu'il se rendit compte qu'il ne connaissait même pas son prénom !

Il regarda sa montre : 8h19. Là, ça commençait à être urgent. Heureusement, le bus ne tarda pas à l'arrêt de la "Petite France". Fouillant ses poches, Nicolas trouva un ticket neuf mais tordu et à l'aspect peu orthodoxe. Le conducteur s'en ficha complètement et lui fit signe de passer. Il se fraya un chemin vers l'arrière du véhicule, espérant trouver son copain de TD. Mais apparemment, ce dernier n'avait pas oublié de se réveiller lui. S'appuyant contre une des larges fenêtres du bus, Nicolas se remit à penser. Il songeait que la situation de l'Amiga ressemblait en quelque sorte à la sienne. Il ramait comme un malade à la Fac alors qu'il avait toutes les capacités pour réussir. La grande majorité des exercices était largement à sa porté. Encore eut-il fallu qu'il travaille un minimum. Et le 1600 ne lui laissait pas beaucoup de temps. S'il avait peu présenter à ses profs la moitié de ce qu'il avait écrit, débugué ou porté sur son Amiga, il aurait eu l'année avec mention. Commodore lui semblait s'endormir sur ses lauriers. Après le flop des 1200, 4000 et autres CD32, l'Amiga avait repris du poil de la bête grâce à la nouvelle génération de chipset AAA. Les Amiga 1600 et 6000 avaient bien redressé la barre, mais le Pc gagnait sans cesse du terrain. Les jeux en 3D flat commençaient à inonder les rayons de la Fnac et Sony annonçait une console uniquement dédiée à la 3D. L'Amiga lui régnait encore sans partage sur le royaume de la 2D, et le changement vers la 3D ennuyait un peu Nicolas. Déjà c'était beaucoup moins beau et en plus ça ne tournait plus à la frame. Il fallait tout faire à l'encontre de la machine même, comme si tout les outils que fournissait la bécane ne servaient plus à rien. Néanmoins, il devait être possible de faire les même choses sur Amiga, rien que pour montrer que cette machine en avait dans le bide.

***

Le bus stoppa en face de la Fac. Nicolas en descendit et courrut tant qu'il le pouvait sur les longues marches de l'entrée du grand bâtiment gris. Bien que sa montre indiquait 8h36, il ne perdait pas espoir d'arriver à temps. Un retard du prof, un ou deux étudiants qui fumaient leur clope et il était sauvé. Plus qu'un couloir et il verrait la porte de la salle de TD. A sa grande stupeur, celle-ci était toujours ouverte et quelques étudiants discutaient le long du mur en attendant de rentrer. Nicolas ralentit son allure et reprit son souffle. Encore un matin à la bourre. Encore un matin où il allait somnoler pendant les cours de C++. Peu importe, il trouverait bien un moyen de réviser au dernier moment et de se taper la moyenne.

Il allait passer la porte lorsqu'un étudiant lui rentra dedans. Surpris, Nicolas releva la tête vers le maladroit et se rendit compte qu'il s'agissait d'une fille. Plus exactement, c'était la jeune femme asiatique qui avait failli le renverser.

- Ho merde, excuse !

Nicolas sentit qu'il allait bredouiller alors il prit son temps avant de répondre.

- Heu, non non c'est rien. Je t'en prie.

Et il lui ouvrit le passage d'un mouvement du bras.

- Je suis désolée j't'avais pas vu. Vraiment désolée.

Elle entra.

Encore stupéfié, Nicolas ne pensa pas d'abord à se demander ce qu'elle faisait là. Il choisit une place au fond en priant pour que personne ne se mette à côté de lui. Il aurait ainsi le loisir de parfaire un ou deux algos tranquillement.

Le temps passait et le prof ne venait toujours pas. Il était maintenant 8h56 et apparemment, il semblait bien que le prof leur ait posé un lapin. Un étudiant qui était parti aux nouvelles apparut soudain à la porte et annonça la bonne nouvelle.

- Je viens du secrétariat. Le prof est au pieu avec une bonne grippe. On s'est levés pour rien les gars...

Après un grognement de dépit général, les étudiants commencèrent à quitter la salle. Alors que Nicolas était en train de calculer s'il valait mieux rentrer chez lui pour coder ou s'il n'aurait pas assez de temps, la jeune asiatique l'aborda.

- Dis, excuse moi encore pour tout à l'heure. Je t'offre un café pour oublier ça ?"

- Heu, biiin heuuu, ouais ! Ce fut la meilleure réponse possible tellement son coeur battait la chamade...

- Au fait, je m'appelle Nha, et toi ?

- Nicolas, mais tu peux m'appeler Nico, répondit-il en souriant maladroitement.

Il la suivit dans les longs couloirs de la fac. La lumière était encore fantomatique avec le petit matin. Il passèrent près d'une large baie. Jetant un coup d'oeil au dehors, Nicolas vit deux moineaux volant dans le ciel bleu pâle. Finalement, ça allait peut-être devenir une belle matinée. L'Amiga était là, la jeune Nha aussi et il faisait beau en ce matin de Décembre 1995.

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